Les lecteurs les plus familiers avec les problématiques économiques trouveront sans doute que nous enfonçons des portes ouvertes. Si nous en sommes réduits à rappeler ce qui peut paraître une évidence à certains, c’est que face aux visions simplistes et déformantes de la réalité entretenues par les idéologues, démagogues et autres intellectuels de salon, il faut repartir de zéro pour raconter l’économie à une majorité de Français. Car les vraies questions ne peuvent être étudiées et débattues sérieusement si idéologie et démagogie faussent le prisme de vision de secteurs entiers de l’opinion publique. Il reste donc à faire un énorme travail d’explication, de vulgarisation économique, et de chasse au manichéisme et au simplisme. Il nous faut, comme l’écrit Pascal Bruckner, « sortir du cercle infernal où communient les frères ennemis de l’engouement et de l’aversion » (pour le marché). Or en France, l’aversion l’emporte de manière évidente dans l’esprit d’une grande partie de l’opinion publique. Rien d’étonnant à cela, compte tenu du terrorisme intellectuel de la gauche sur ce sujet, et du manque de pédagogie et des complexes de la droite. Dans l’ensemble, les politiques, au lieu de jouer le rôle d’éclaireurs et de pédagogues, ont renforcé le manichéisme qui préside à la perception de ces sujets par l’opinion. La pensée unique imposée par la gauche est tellement ancrée dans les esprits que l’immense majorité des gens – et en particulier des jeunes – qui prétendent se soucier du bien de leur prochain et vouloir une société fraternelle et solidaire, ne peuvent concevoir dans l’intérêt de la majorité, et donc aussi des gens les plus modestes, qu’un vote « à gauche ».
Comme le souligne Jacques Marseille, dans leur grande majorité les Français ne peuvent admettre que le progrès matériel est avant tout lié à l’action conjuguée des entreprises, du travail et de la mondialisation. « Persuadés que le capitalisme enfante plutôt le mal que le bien, que nos temps “modernes” sont pires que ceux auxquels ils ont succédé, ils vivent comme un réel calvaire la métamorphose d’une société qui s’éloigne du modèle auquel ils étaient attachés pour épouser une nouvelle phase de son histoire. »
Dans un chapitre du Compte à rebours intitulé, « Ce que les mots veulent dire », François de Closets (oui, encore lui), fait un remarquable travail de pédagogie, qui est sans aucun doute ce dont les Français ont le plus besoin en matière d’économie politique. Il y explique à quel point la France se caractérise par une emprise exceptionnellement forte du politique sur l’économique, et à quel point les Français ont du mal à s’y retrouver. « Certains finissent même par y perdre toute notion économique, tels ces passagers de croisières qui, ne fréquentant que les ponts supérieurs, ignorent le monde des machines et des soutiers qui, pourtant, fait avancer le navire. (…) La logique du système économique n’a rien à voir avec celle du système social. D’un côté on mise sur les forts, on valorise leur soif de s’enrichir ; de l’autre on s’intéresse aux faibles, on prend en charge leurs malheurs. Ici les riches, là les pauvres ? C’est le mariage de la glace et du feu, mais qui ne doit pas donner de l’eau tiède : il ne faut pas être en permanence “un peu capitaliste” et “un peu socialiste”. On ne peut mélanger les logiques, appuyer sur l’accélérateur et le frein en même temps ; il faut trouver la bonne combinaison. (…) Manifestement, les Français ne sont pas aujourd’hui en état de s’engager dans cette voie, puisqu’ils ne cessent d’appliquer à l’économie des critères qui relèvent de la politique. Si l’on jugeait le moteur de sa voiture en tant que sculpture ou instrument de musique, sans doute serait-on horrifié. Dans l’affirmation de l’horreur économique, il y a d’abord une erreur de jugement : on ne fait pas des leçons de morale à une machine, on apprend à mieux s’en servir. » (François de Closets – Le Compte à rebours, p.224-225).
Mais il faut aussi compter avec la principale faiblesse politique du capitalisme face au socialisme, qui est que ses effets bénéfiques ne se font sentir que sur le long terme, alors que les promesses, redistributions et emprunts pour mieux distribuer de la gauche française ont des effets palpables à court terme et une addition payable à plus long terme et diluée dans le fouillis des comptes de l’État.
Joseph Schumpeter se demandait, au cours de la Seconde Guerre mondiale, pourquoi le réquisitoire anticapitaliste était si populaire alors qu’à long terme, la croissance a beaucoup plus profité aux pauvres qu’aux riches : « Il apparaît que la prise de conscience raisonnée de la performance économique du capitalisme et des espoirs que l’on est en droit de fonder sur lui supposerait de la part des non-possédants une abnégation quasi inhumaine. En effet, cette performance ne ressort que sur le plan d’une perspective lointaine : tout argument pro-capitaliste doit être fondé sur des considérations à long terme. À court terme, ses superbénéfices et ses inefficacités se profilent au premier plan. Aux yeux des masses, ce sont les considérations à court terme qui comptent. Un progrès séculaire, considéré comme allant de soi, accouplé à une insécurité individuelle douloureusement ressentie, constitue évidemment la meilleure des huiles à jeter sur le feu de l’agitation sociale. » (Joseph Schumpeter – Capitalisme, socialisme et démocratie – Londres, 1942).
Pour notre part, nous voyons là une des raisons évidentes de la « gauchisation » d’une bonne partie de la droite française, entraînée par la démagogie de la gauche, et la sienne propre, sur le terrain des indignations bon marché et des promesses verbalement gratuites et économiquement tragiques.
Alors que marxisme, communisme ou socialisme ont largement fait la preuve à travers l’histoire de leur incapacité à créer les conditions d’une société prospère, libre et heureuse, leurs idéologies sont encore revendiquées ou faiblement dénoncées par nombre d’intellectuels et politiques. Le vrai libéralisme, quant à lui, n’a jamais été réellement mis en pratique, sauf de façon très partielle ou non conforme à ses vrais préceptes. Malgré cela on constate que les pays les plus proches de la tradition libérale comme les États-Unis ou l’Angleterre figurent parmi les plus grandes puissances économiques, avec les salaires moyens parmi les plus élevés et les taux de chômage parmi les plus bas de la planète.
Une des réactions les plus prévisibles des soldats de la pensée unique est de contester ce constat en évoquant les inégalités sociales aux États-Unis ou l’état des services publics en Angleterre. Car bien sûr il vaut mieux être chômeur en France, avec des bons trains pour ne pas se rendre au travail, qu’employé avec un salaire modeste mais des perspectives d’évolution aux États-Unis.
Et c’est oublier le cas de pays comme l’Irlande, pays le plus pauvre d’Europe en 1973, et comptant aujourd’hui un revenu par habitant supérieur de 30% à la moyenne européenne et un taux de chômage de 4%. Les recettes ? Libéralisation, dérégulation, baisse massive des impôts, taux d’imposition des sociétés le plus faible d’Europe, charges patronales de 12% contre 50% en France.
Citons aussi le cas de la Nouvelle-Zélande, qui en moins de dix ans, de 1987 à 1995, est passée du qualificatif d’ « Albanie du Pacifique » à celui d’élève exemplaire de l’OCDE. Entre 1991 et 1997, 240 000 emplois ont été créés dans ce pays de 3,6 millions d’habitants qui compte aujourd’hui un taux de chômage de 4%, au point que les pénuries de main d’œuvre qualifiée et non qualifiée se multiplient et entraînent les salaires à la hausse.
En prenant le problème sous un autre angle, « l’histoire a montré que les sociétés qui ont renié le libre-échange, l’économie de marché, au profit d’une organisation planifiée ont toutes échoué. Qui plus est, et ce n’est pas anecdotique, elles ont été incapables de concilier l’équité avec les libertés individuelles. » (Ghislaine Ottenheimer – Nos Vaches sacrées, p.270).
Sans considérer le libéralisme comme la solution miracle, il conviendrait au moins de reconnaître que certains de ses préceptes de base – tout au moins ceux mis en œuvre par les pays concernés – permettent de parvenir à certains résultats recherchés par l’ensemble des pays de la planète. Bien entendu chaque société a ses particularités, son histoire et ses traditions. Encore une fois, il n’existe ni panacée, ni méthode standard, ni solution parfaite. Mais ce qui n’est pas admissible, c’est de compromettre les chances de tout un peuple en tronquant la réflexion et le débat possibles entre différents points de vue et différentes philosophies. C’est pourtant ce qui se passe en France – plus qu’ailleurs – compte tenu de la diabolisation qui est faite du libéralisme, et de la tromperie entretenue sur son véritable esprit.
C’est bien sûr une des plus belles réussites du terrorisme intellectuel pratiqué par la gauche. Terrorisme intellectuel auquel contribuent par ailleurs tous les hommes politiques, de droite comme de gauche, qui par ignorance relaient une fausse conception du libéralisme.
« La perception du libéralisme par les Français est complètement fausse, car il est décrit par la pensée dominante à travers des lunettes collectivistes : si l'on divise le monde en capitalistes d'une part, et salariés, exploités ou exclus d'autre part, on aboutit à une lecture commode selon laquelle les socialistes défendent les seconds alors que les libéraux détendent les capitalistes. Mais cette vision est radicalement fausse. » (Pascal Salin – Marianne n°19 du 1er au 7 septembre 1997).
Ce simplisme trompe les Français et ridiculise la France aux yeux des observateurs extérieurs, même de gauche, qui hésitent entre perplexité et moquerie pure et simple. En mai 2005 le quotidien de gauche anglais The Guardian résumait la vision de la gauche traditionnelle française opposée à la Constitution européenne (GTN) en parlant du « système de croyances de la planète France », qui « présente plusieurs caractéristiques curieuses :
– Il pose que l’économie de marché signifie la fin de la civilisation telle que nous la connaissons, malgré le fait que ce soit le seul système économique développé jusqu’à présent par l’espèce humaine qui fonctionne véritablement.
– La GTN pense que l’économie et le modèle social français doivent être protégés et préservés à tout prix, alors qu’ils présentent un taux de chômage de 10%, pratiquement inchangé depuis 1983, une croissance inférieure à la moyenne, un pouvoir d’achat en baisse et un système de santé déficitaire de 12 milliards d’euros.
(…)
– La GTN pense que la France peut à elle seule résister au processus connu sous le nom de mondialisation et qu’elle a le devoir moral de le faire plutôt que de s’adapter (dans sa forme la plus brute, elle semble croire qu’il est possible de distribuer la richesse sans la créer d’abord). »
(Article reproduit dans CI n°760).
Citons aussi le Diario de Noticias à Lisbonne : « Les réactions anticapitalistes des Français sont défensives. Elles sont dictées par la peur et l'incapacité de s'adapter aux nouvelles réalités de la mondialisation et de l'Union élargie. Le populisme anti-marché de la France ne pointe ni vers des réformes ni vers le futur, mais tend à un retour vers un passé qu'on ne pourra jamais ressusciter. C'est une attitude réactionnaire qui n'a rien à voir avec le combat contre les véritables dangers du capitalisme libéral, ni avec le désir d'autres modèles possibles. C'est le même et dramatique réflexe du protectionnisme qui s'était produit en Europe dans les années 1930. Et la construction européenne était précisément apparue pour qu'une telle chose ne se reproduise plus, estime le commentateur. » (Article reproduit dans CI n°761, juin 2005).
En France, parmi les hommes politiques, c’est encore une fois Nicolas Sarkozy qui ne mâchait pas ses mots en faisant en avril 2005 le constat suivant : « Notre modèle social, c'est deux fois plus de chômeurs que les autres. Heureusement que le ridicule ne tue pas ! Je ne pense pas que ce soit un excès de libéralisme qui menace la France. Je ne m'inscris pas dans cette tremblante de l'ultralibéralisme. Pourquoi, quand on est socialiste, on n'est jamais ultra, alors qu'on l'est toujours quand on est libéral ? Le libéralisme est une idéologie qui n'a jamais assassiné personne dans le monde ! » (Le Figaro du 7 mai 2005).
Rappelons aussi avec Pascal Salin que « les libéraux ont toujours été les seuls à s'opposer à tous les totalitarismes, qu'ils soient staliniens, maoïstes, hitlériens ou fascistes. Ils ont aussi été les seuls à s'opposer avec constance à toutes les entreprises colonialistes. »
Mais ces vérités restent sans écho dans les médias, dans les universités, chez les intellectuels, comme si la charge négative attribuée au mot de libéralisme paralysait toute pensée indépendante, renseignée et objective. Car l’idéalisation de l’État et de son rôle vertueux par une majorité de Français les rend d’office hostiles aux considérations libérales dénonçant la contrainte et les privations de liberté exercées par celui-ci, ainsi que les effets pervers de son poids excessif. Comme pour beaucoup d’autres sujets, le débat de fond n’a donc tout simplement pas droit de cité.
Comme le remarque le député UMP Jean-Michel Fourgous, « Le mot libéral est tabou dans notre pays. C'est une querelle de mots spécifique à l'Hexagone : voilà belle lurette que les Italiens ou les Espagnols n'opposent plus le libéral sans cœur au partisan d'un État protecteur des humbles. » Le député des Yvelines explique cette exception française par le faible nombre d'élus issus du monde de l'entreprise. « Chez nos voisins, la gauche est moins marquée par des réflexes étatistes. Les sociaux-démocrates allemands ne confondent pas les services publics avec les monopoles publics : la gestion déléguée aux entreprises privées est admise par tous. » (Propos recueillis dans Le Figaro).
Citons encore Raymond Barre : « Les critiques systématiques du libéralisme en France, y compris à droite, sont ridicules. Le système libéral, c'est l'économie de marché moderne, qui n'exclut pas l'intervention opportune de l'État. Regardez les pays qui nous entourent : ils ne montrent guère d'intérêt pour le modèle français. » (Le Figaro économie du 14 décembre 2004).
Guy Sorman rappelle quant à lui que ceux qui s’emploient à disqualifier le libéralisme, notamment en le liant exclusivement à l’approche économique anglo-saxonne, appartiennent presque tous à la « caste causante », cette caste issue en grande partie du service public qui monopolise l’enseignement, la parole publique et les commentaires politiques. Il rappelle que la solution libérale, pas plus anglo-saxonne que le socialisme n’était russe, est un humanisme « qui épouse les cultures nationales. » (Enrayer le déclin de la France – Le Figaro du 9 juin 2005).
Texte extrait de l'essai "Pensées à rebrousse-poil" :
www.pensees-a-rebrousse-poil.com