« La puissance de l'idéologie trouve son terreau dans l'incuriosité humaine pour les faits. » (Jean-François Revel – La connaissance inutile).
La responsabilité des politiques, quelle que soit leur sensibilité, est de proposer aux Français des choix, des alternatives, des projets réalistes, et non de les caresser dans le sens du poil avec de belles intentions et des programmes sans douleur apparente. Entre le credo ultralibéral (jamais appliqué en France) et le credo étatique (au pouvoir depuis des décennies), il existe une infinité de combinaisons, selon les spécificités sociales et culturelles de chaque pays, qui sont autant de choix réalistes susceptibles d’emporter le soutien d’une large majorité de la population, pour autant qu’il y ait un véritable travail de pédagogie et que les parasites de la démagogie soient tenus à l’écart. Mais pour cela il faut sortir des champs de gravité de la diabolisation et de l’idéalisation. La diabolisation du marché ne rend pas service aux Français, alors que les seules politiques imaginables pour encore longtemps ne peuvent s’affranchir de sa réalité.
Le marché à lui seul n’évite pas les injustices ou les inégalités et peut même les accentuer dans certaines conditions. Mais avec ou sans régulation, il est tout de même le principal moteur du progrès social. « Quand on regarde l’aventure du monde, les hommes ont vécu dans la misère durant six mille ans. Ils en sont sortis par le capitalisme. C’est un système socialement brutal, mais qui permet la croissance. » (Michel Rocard, cité par Ghislaine Ottenheimer dans Les Intouchables, p.311).
Le rôle fondamental de l’État peut être comparé à celui du barreur d’un voilier : il doit trouver le compromis entre l’effet optimum du vent (le marché) dans les voiles et le cap à suivre (le bien-être de la société). Si le bateau va contre le vent, il n’avance plus et même recule (le cas de la France sur de nombreux plans depuis 25 ans). En vent arrière (le tout marché), il s’éloigne de son cap et prend de gros risques si la mer est houleuse. Mais le barreur n’est pas le vent, et il ne fera guère avancer le bateau en l’absence de celui-ci. Dans ses tirades fourre-tout, qui dénoncent des concepts aussi distincts que capitalisme, libéralisme, ultralibéralisme, loi du marché, mondialisation… la gauche française brouille les cartes et occulte une réalité historiquement et économiquement incontestable : le marché est à l’origine de l’accroissement du bien-être matériel de la plus grande partie des populations mondiales.
Depuis le début des années 1970, soit en trente ans, la fortune moyenne des Français a été multipliée par trois sans que s’accentuent les inégalités, et le temps de travail a diminué de quatre semaines. « (…) L’économie française est devenue l’une des plus mondialisées de la planète alors que les Français restent les plus sceptiques sur les bienfaits qu’elle peut apporter. Des bienfaits qui sont pourtant réels. Permises par l’excédent de la balance des paiements qui dégage depuis dix ans des soldes largement positifs, ces sorties de capitaux ont “rapatrié” du reste du monde des flux de revenus qui placent la France au 3e rang des “bénéficiaires” de la mondialisation, derrière le Japon et la Suisse, une statistique qui n’a guère fait l’objet de commentaires, alors qu’elle démontre que, depuis 1996, la France distance sur ce terrain le Royaume-Uni, l’Allemagne et surtout les États-Unis. » (Jacques Marseille – La Guerre des deux France, p.147-148).
Alexandre Adler, dans Le Figaro du 7 juillet 2004, souligne que « le succès inouï de l'Europe est bien celui-là : en l'espace des vingt dernières années, l'écart entre les pays les plus riches et les plus pauvres de la Communauté des États européens a été réduit des deux tiers. Cette réduction est le modèle même de société auquel les Européens aspirent en fin de course. Elle est en effet imputable tout autant au marché qu'à la mise en commun des interventions d'État.
L'élargissement sans cesse croissant d'un marché unique de consommateurs de plus de 400 millions de personnes a en effet permis l'extension et la progression qualitatives de très nombreuses entreprises du continent, tandis que les interventions des États et de Bruxelles accéléraient ces mécanismes de marché par la dépense keynésienne qu'elles autorisaient. »
Nicolas Baverez nous rappelle quant à lui que « les modèles de développement alternatifs au marché, à commencer par les économies planifiées, ont été décrédibilisés, au point que même la Chine communiste se réclame désormais d’un “socialisme de marché”, qui relève plutôt du total-capitalisme. Il en est résulté une forte accélération de la croissance mondiale (4,1% dans les années 1990) et du commerce international, particulièrement marqué dans les pays émergents dont le PIB par habitant a progressé de plus de 5% par an. Ainsi, contrairement à maints préjugés répandus, l’extension des mécanismes de marché a directement favorisé au cours des années 1990 la division par deux du nombre de personnes vivant avec moins de 1 dollar par jour, la baisse de la pauvreté de 30% à 23% de la population mondiale, la sortie dans la seule Chine de 150 millions de personnes, soit 12% de la population, de la misère. Le capitalisme et le marché ont entrepris, sous la houlette de Deng Xiaoping, de réparer les ravages du grand bond en avant et de la révolution culturelle promus par Mao Tsé Tong. » (La France qui tombe, p.35).
Ajoutons que ces performances se sont produites alors que parallèlement les pays ou continents les plus pauvres et les plus peuplés (Afrique, Inde, Chine…) voyaient leur population s’accroître et s’urbaniser dans des proportions considérables. Phénomène qui va malheureusement perdurer dans les décennies à venir. Or il est établi que démographie galopante et urbanisation figurent parmi les causes principales de la pauvreté, des inégalités, ainsi que du manque d’hygiène, de la criminalité, et de la dégradation générale des conditions de vie.
« Plus de la moitié de la population vivra dans les villes en 2007. La population urbaine passera de 2,8 milliards en 2000 à 4,9 milliards en 2030. Les fruits de la mondialisation » (croissance économique, salaires en hausse, meilleure qualité de la vie...), selon le dernier rapport de l'ONU sur l'habitat, sont de plus en plus effacés par les aspects négatifs de l'urbanisation à outrance qui augmente la pauvreté et les inégalités. » (Libération du 16 septembre 2004).
Malgré cela, l’indice du développement humain, plus précis que le revenu national pour ce qui est de mesurer le bien-être des populations est en progression pour toutes les parties du globe, excepté l’Afrique. Or nous savons que les difficultés de ce continent sont dues à un ensemble de facteurs (corruption, guerres liées aux richesses naturelles, SIDA, enclavement de nombreux pays qui n’ont pas d’accès direct à la mer…) étrangers aux effets de la mondialisation. En revanche ce sont bien des mesures anti-libérales comme la protection des agriculteurs français ou américains qui privent de nombreux agriculteurs africains de ressources et accentuent les difficultés du continent.
Sur les vingt pays ayant subit une baisse de leur indice de développement humain entre 1990 et 2002, douze sont africains, la plupart des autres étant des pays de l’ancien bloc soviétique, Fédération Russe comprise. Ainsi faut-il se méfier des chiffres globaux sur la pauvreté dans le monde, qui ne sont qu’une moyenne et ne font pas la part des choses entre les situations très peu comparables de différentes zones géographiques.
Il ne s’agit évidemment pas de se satisfaire d’une situation qui laisse des pans entiers de la population mondiale dans la pauvreté la plus extrême. Mais il faut faire la part des choses entre les causes inhérentes et les causes totalement extérieures à l’économie de marché.
Amartya Sen, premier économiste issu du tiers-monde à avoir reçu le prix Nobel d’Économie, a été bouleversé dans son enfance par la famine de 1943 au Bengale d’où il est originaire. Cette tragédie ainsi que d’autres événements dont il a été témoin l’ont amené à consacrer de nombreux travaux à la famine et à la grande pauvreté. Il allie une solide formation économique à un engagement sincère en faveur du sort des plus démunis. Dans un de ses ouvrages les plus connus, L’économie est une science morale, l’économiste reconnaît les faits suivants : « Bien qu’en principe, le capitalisme soit farouchement individualiste, il a contribué en pratique à cette tendance vers l’intégration en rendant nos vies de plus en plus interdépendantes. Par ailleurs, l’accroissement sans précédent de la prospérité économique qu’ont connu les économies modernes permet d’accepter des obligations sociales qu’il n’était tout simplement pas possible de se permettre financièrement avant. (…) On considère aujourd’hui avec beaucoup plus d’attention le fait que différents arrangements sociaux, politiques et économiques peuvent se combiner avec ce qui reste fondamentalement une économie de marché, différents types de responsabilité envers les plus défavorisés pouvant ainsi coexister dans le cadre d’un système globalement capitaliste. (…) On croit souvent que l’‘esprit du capitalisme” est hostile aux responsabilités de l’État et de la société civile, alors que le développement du capitalisme a largement contribué à renforcer ces responsabilités, en augmentant à la fois le degré d’interdépendance et la prospérité. » (Éditions La Découverte/Poche, p.92-94, 120).
Texte extrait de l'essai "Pensées à rebrousse-poil" :
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