Le magazine Marianne, dans un dossier sur l’Inde après les élections de 2004, dénonçait le creusement des inégalités dans ce pays dans un article intitulé : « La loi des urnes contre la loi du marché ». Remarquablement représentatif de la partialité ou de l’ignorance économique et historique de beaucoup de journalistes français, l’article présente l’Inde des années Nehru, qui tentait après l’indépendance de « mélanger capitalisme et socialisme », comme une nation dont le bilan est « loin d’être calamiteux ». À l’appui de ses dires, le journaliste ne trouve que des chiffres de production industrielle en forte croissance (comme en URSS), une électrification de 85% des villages, et la sécurité alimentaire.
Concernant cette dernière, Amartya Sen a démontré qu’elle était due avant tout à l’avènement de la démocratie en Inde, les pressions exercées sur le pouvoir l’obligeant à trouver des solutions rapides en cas d’apparition d’une famine pour éviter la sanction des urnes. L’extrême pauvreté de la majorité de la population à cette époque, et la relative stagnation économique du pays entre la fin des années 1940 et la fin des années 1980 ne semblent pas devoir figurer au bilan des années socialistes de l’Inde pour notre journaliste, ni les bombes à retardement induites par l’appauvrissement des sols dû à l’agriculture intensive.
Le véritable décollage économique de l’Inde coïncide avec la libéralisation de l’économie à partir de 1991. Cette libéralisation correspond à un choix politique – et économique – de l’État indien incarné par les dirigeants de l’époque et, plus particulièrement, le Premier ministre, Narasimha Rao, qui amorça le tournant économique libéral après la mort de Rajiv Gandhi. Par ailleurs ce sont précisément les lourdeurs de la bureaucratie héritée du socialisme planificateur de Nehru qui ont conduit à la remise en cause du modèle socialiste et qui contribuent encore à ralentir aujourd’hui le développement économique du pays. Suite aux réformes adoptées en 1991, le taux de croissance (négatif en 1990) a grimpé pour atteindre 7,5% en 1996 (7,3% en 2003) ; les exportations ont progressé de 20% et le pays a accueilli 19 milliards de dollars d’investissements étrangers en dix ans.
200 à 300 millions d’Indiens – selon les estimations – ont accédé en une décennie au statut de classe moyenne. Soit autant de citoyens, sortis de la pauvreté grâce au marché, et qui ont contribué au décollage économique de l’Inde. Mais extraire plus de 200 millions de personnes de la pauvreté est un résultat insignifiant pour nos redresseurs de tort. Il est certain que si ces 200 millions d’Indiens étaient restés des pauvres, il y aurait moins d’inégalités, puisque tout le monde ou presque serait pauvre. C’est peut-être ce que préférerait notre journaliste, qui par ailleurs ne considère pas une seule seconde la démographie galopante de l’Inde – raison principale de la permanence de l’extrême pauvreté des populations paysannes et des urbains qui ont quitté les campagnes. Non, le coupable ne peut être que « l’insertion de l’économie indienne dans la mondialisation néolibérale. »
Rappelons tout de même que la population de l’Inde est passée de 550 millions au début des années 1970 à plus d’un milliard en 2004. Cela s’appelle un défi démographique, car créer des emplois* et des conditions de vie décentes pour une population en croissance aussi exponentielle est une tâche titanesque, que seule une forte croissance économique est à même de réaliser.
*10 millions de personnes supplémentaires arrivent chaque année sur le marché du travail en Inde.
La naissance annuelle de quinze millions d'Indiens est un véritable défi pour un pays dont les mégapoles sont au bord de l'asphyxie, dans tous les sens du terme.
S’ajoutent à cela la lenteur et l’incohérence de certaines réformes (par rapport à la Chine), les faiblesses de secteurs stratégiques comme les transports, la santé, l’alphabétisation et le fort déséquilibre des comptes publics. Ces facteurs atténuent les effets vertueux des choix stratégiques qu’a faits le pays en parvenant à former 250 000 ingénieurs de haut niveau chaque année, privilégiant ainsi une économie de services déjà payante en termes d’exportations de produits à forte valeur ajoutée et de création d’emplois.
Enfin, beaucoup d’observateurs s’accordent à reprocher au gouvernement indien d’avoir favorisé les classes moyennes au détriment des pauvres. Depuis 1947, l’Inde a développé une éducation supérieure d’excellent niveau, mais n’a que très peu progressé dans le domaine de l’éducation élémentaire. Les raisons en sont diverses. Les problèmes d’alphabétisation sont, d’une part, dus à l’absentéisme des professeurs et à leur ségrégation vis-à-vis des castes inférieures, et, d’autre part, dus au fait que de nombreux Indiens analphabètes ne vivent pas comme un malheur leur condition, exerçant de ce fait moins de pression sur les autorités.
En outre les administrations sont souvent un obstacle supplémentaire, plus qu’un relais efficace pour les politiques sociales des gouvernements, comme l’illustrent également les cas du Brésil, de la Chine et de bien d’autres pays. Enfin, il est logique que les enfants des classes moyennes, souvent plus urbaines que les catégories plus pauvres de la population, aient un meilleur accès à l’éducation. Dans le cas de l’Inde et du gigantesque défi posé par sa population, l’avantage dont jouissent les classes moyennes est d’un côté inévitable, et de l’autre souhaitable, considérant que c’est l’esprit d’entreprise d’une bonne partie de ces 250 millions de personnes qui contribue peu à peu à créer des emplois pour les centaines de millions de paysans qui tôt ou tard quitteront les campagnes. Les classes moyennes indiennes tirent aujourd’hui vers le haut toute l’économie du pays, pour le bénéfice à terme des populations les plus pauvres.
Car à l’origine de la révolution économique indienne, il y a surtout une révolution dans les mentalités, comme l’explique un ancien rédacteur en chef du Times of India : « Les Indiens n’aimaient pas ceux qui créent des richesses. Aujourd’hui au contraire, tout le monde veut gagner de l’argent, mais sur la base des connaissances. On observe le développement d’un esprit d’entreprise qui n’était pas réapparu en Inde depuis au moins 1000 ans. Par ailleurs, ce qui contribue à la solidité du modèle de développement actuel en Inde, par rapport à la Chine, c’est qu’il est construit sur un consensus adopté de manière démocratique. »
Ce qui frappe aussi en Inde, c’est la fierté d’être Indien et de participer au développement de son pays. « Monter sa boîte, c’est aider son pays » déclare un entrepreneur. « On se demande ce que l’on peut faire pour notre pays, et non ce que notre pays peut faire pour nous » déclare un autre. (Propos recueillis dans le reportage « Un œil sur la planète – Pourquoi il faut croire en l’Inde. » France 2 – janvier 2005).
Autant de points qui contrastent singulièrement avec l’état d’esprit de beaucoup de Français, qui ne se préoccupent que de ce que l’État peut faire pour eux, et pour lesquels la fierté d’être Français est un concept réservé aux sympathisants du Front National.
Toute la différence entre un enfant gâté et un enfant pauvre…
Toute la différence entre les nations en déclin et celles qui préparent leur avenir…
Texte extrait de l'essai "Pensées à rebrousse-poil" :
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