La vision qui veut que le marché soit le démon destructeur et l’État l’ange protecteur est une histoire facile à vendre et à comprendre, mais dont l’inexactitude et le simplisme ne font que nuire à la compréhension du monde actuel et de ses enjeux. La démagogie se nourrit de manichéisme et de tromperie.
Comme, par exemple, lorsque des anti-mondialistes prétendent que les marchés et les intérêts économiques prennent le pouvoir sur les États. Analyse elle aussi clairement contredite par les faits : « Après la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements ouest-européens absorbaient environ 25% du produit intérieur de leurs pays respectifs ; aujourd’hui, ce chiffre est d’environ 50%. Dans de nombreuses parties du monde, ce n’est pas à cause de la diminution des pouvoirs intérieurs de l’État que l’inquiétude se développe, mais en raison de leur accroissement.
(…) La réfutation la plus éclatante de la croyance selon laquelle la puissance des États a connu un fort déclin réside dans la capacité à se transformer desdits États. Parce que l’innovation technologique est rapide et parce que les conditions économiques dans les limites nationales et à l’étranger changent fréquemment, les États qui s’adaptent facilement à ces transformations bénéficient d’avantages considérables. La politique internationale reste une affaire “internationale”. Les systèmes nationaux font preuve d’une très grande souplesse. Ceux qui s’adaptent bien croissent et prospèrent ; d’autres se débrouillent tant bien que mal pour survivre. » (Kenneth N. Waltz* – The National Interest – Courrier International n°523, novembre 2000).
*Ancien professeur de Sciences politiques à l’université de Berkeley, aujourd’hui chercheur auprès de l’Institute for War and Peace Studies et professeur associé à l’université de Columbia).
Dans le même article, l’auteur souligne à quel point l’économie est restée locale même si la politique est devenue globale. « Comme l’observe Paul Krugman : “Les États-Unis ont encore une économie qui, à près de 90%, produit des biens et services à usage interne’. En ce qui concerne les trois plus grosses économies mondiales (Les États-Unis, le Japon et l’Union Européenne prise dans son ensemble), les exportations représentent au maximum 12% du PIB, parfois moins. Le monde est donc moins interdépendant qu’on ne le suppose généralement. (…) Les fameuses multinationales “apatrides” se révèlent fermement enracinées dans leur sol national respectif. Une étude menée sur les cent plus grosses entreprises du monde est ainsi parvenue à la conclusion qu’aucune d’entre elles ne méritait vraiment le qualificatif de “globale” ou d’“apatride”. (Kenneth N. Waltz – The National Interest – Courrier International n°523, novembre 2000).
Bien sûr certaines multinationales ont des comportements répréhensibles, voire scandaleux d’un point de vue éthique, que ce soit au niveau de leur gestion des hommes, de leurs activités polluantes sans contreparties pour les populations qui en sont victimes, de leur corruption des pouvoirs ou du poids qu’elles peuvent avoir sur des équilibres financiers ayant un impact sur les conditions de vies d’un grand nombre de gens.
Il convient de se poser les bonnes questions sur les remèdes à apporter aux pouvoirs de nuisance parfois considérables de certaines formes de spéculation, d’intéressements financiers, de l’obsession de la conquête de nouvelles parts de marché ou de nouveaux points de rentabilité, ainsi qu’aux distorsions que provoque le lobbying de ces puissances financières et politiques dans la conduite d’une politique favorable à l’intérêt du plus grand nombre.
Au niveau transnational, il est évident que la mise en place ou le renforcement d’institutions régulatrices à même de prendre en compte un intérêt général planétaire s’impose.
En février 2004, le Bureau International du travail a rendu public un volumineux rapport sur la dimension sociale de la mondialisation, résultat de deux ans d’études et signé par une commission mondiale de vingt-six commissaires regroupant politiques, activistes, hommes d’affaires, économistes, syndicalistes, souhaitant sortir du dialogue de sourds entre « pro » et « anti ».
Dans Le Monde du 25 février 2004, on pouvait lire : « Le rapport intitulé Une mondialisation juste ne remet pas en cause la mondialisation, pas plus qu’il ne lui fait porter le chapeau des malheurs du monde. (…) Les commissaires reconnaissent que la mondialisation a favorisé l’ouverture des économies et des sociétés. Qu’elle a encouragé la libéralisation des biens, des idées et des connaissances. En Asie de l’Est, la croissance a permis à plus de 200 millions de personnes de sortir de la pauvreté en une seule décennie. La mondialisation a, par ailleurs, permis l’émergence d’une véritable conscience planétaire, sensible à l’injustice, la pauvreté, la discrimination, le travail des enfants et la dégradation de l’environnement. »
À côté de cela le rapport souligne « les nombreux dégâts de processus mal gérés : abaissement des normes sociales, précarité grandissante, accroissement du chômage officiel, privatisations désastreuses des services publics. » (…) Le rapport, nourri de nombreux dialogues dans les cinq continents, l’affirme pourtant : les problèmes identifiés ne sont pas dus à la mondialisation elle-même mais aux carences de sa gouvernance. « Il existe un grave déficit démocratique au cœur du système », dit le rapport. « Les marchés mondiaux se sont développés sans que se développent parallèlement les institutions économiques et sociales nécessaires pour qu’ils fonctionnent sans à-coups et équitablement. »
(…) L’urgence (…) est à « la bonne gouvernance », c’est-à-dire à un rôle nouveau des États et d’institutions comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. » (Babette Stern et Afnasé Bassir pour Le Monde du 25 février 2004).
Mais il convient de faire aussi état du point de vue particulier de l’économiste péruvien Hernando de Soto, membre de la commission, estimant que le problème est d’abord interne aux pays et ne vient pas des organisations internationales. Les deux points de vue ne s’opposent pas, mais se complètent, car la bonne gouvernance est nécessaire et souvent en déficit sur les deux tableaux.
Ce rapport démontre, de la même manière que le rapport Camdessus en France, que des commissions constituées d’une grande diversité d’acteurs de tous bords, qui souvent pratiquent le dialogue de sourds ou l’invective sur le terrain médiatique et politique, peuvent produire des rapports sans idéologie et marqués du sceau du consensus, de la modération, et du bon sens lorsqu’elles expriment la synthèse de travaux leur permettant de dialoguer hors des projecteurs médiatiques.
À la question du Monde : « Mais comment parler d’un rapport sur la mondialisation si vous n’êtes pas d’accord entre vous ? », Hernando de Soto répondait : « J’ai dit à Juan Somavia (le directeur général du BIT) : “C’est une étrange barque dans laquelle tu nous as mis, on ne sait pas dans quelle direction ramer.” Il a répondu : “Vous n’avez pas besoin d’aller dans la même direction…” En fait, ce que nous avons fait est un inventaire de tout ce qui doit être corrigé pour que la mondialisation soit plus juste. »
Autre enseignement de ce rapport, les dégâts de la mondialisation sont imputables avant tout aux États, et non au « marché ». Accuser le marché est comme accuser le vent lorsqu’un voilier chavire. Or c’est le capitaine et son équipage qui sont responsables de la manœuvre ayant fait chavirer le voilier, sauf en cas de tempête exceptionnelle.
Une bonne partie des problèmes relatifs à la mondialisation et auxquels est confrontée la planète depuis les années 1990 est que les avancées technologiques et économiques, en particulier dans le domaine de la communication, ont devancé les avancées institutionnelles en matière de gouvernance planétaire.
Pour reprendre Edgar Morin « (…) Nous avons toute l’infrastructure techno-économique, il nous manque la structure sociétale et la conscience commune. Une société n’existe que s’il y a une conscience commune, ce qui suppose, pour la société-monde, une conscience de “Terre Patrie”. Le problème, c’est que l’émergence de cette société-monde réclame de la part des États nationaux, qui sont par principe omnipotents, de faire un saut et de créer l’instance qui leur sera supérieure. C’est un processus fort douloureux et très lent, regardez ce qui se passe pour l’Europe. Vous vous heurtez aussi à l’immaturité de très nombreuses populations. Nous sommes confrontés aujourd’hui à une tendance puissante à la fermeture ethnique, religieuse et nationaliste. Autant d’éléments qui empêchent la compréhension minimale nécessaire à une société commune. Et au-delà même de cela, plus fondamentalement, nous devons bien faire encore le constat de l’immaturité de l’être humain pour arriver à un nouveau stade de son destin. » (Edgar Morin – Les Échos du 18-19 octobre 2002).
Le marché, lorsqu’il fonctionne dans un environnement libéral, c’est-à-dire qui préserve les libertés et définit clairement les responsabilités, est capable d’un dynamisme, d’une créativité, de capacités d’évolution et d’adaptation remarquables. Les évolutions technologiques et sociales qu’il apporte, à partir du moment où elles sont éthiquement maîtrisées, sont souhaitées et appréciées par tous. Et il faut bien reconnaître que ce sont les États et la coordination de leurs actions au niveau international qui peinent à s’adapter à son dynamisme, confortés en cela par la résistance des opinions au changement et à l’inconnu qu’il peut apporter. Un peu comme si, parce que les pneus d’une Formule 1 n’arrivaient pas à suivre la cadence imposée par le moteur, les responsables d’écurie décidaient de réduire la puissance du moteur au lieu de travailler sur la fabrication de pneus plus résistants.
Raisonnons ainsi par l’absurde : souhaitons-nous, dans notre grande majorité, mettre un terme au progrès technologique, et nous replier sur nos frontières et nos cultures pour vivre en vase clos ? Si oui, il nous faut alors assumer toutes les conséquences de ce choix, conséquences que nous nous abstiendrons d’énumérer compte tenu de leur relative évidence et du caractère de toute façon irréaliste de cette option.
Si non, alors il nous faut cesser d’accuser les faux coupables et d’exonérer les vrais responsables. Cesser de faire porter au capitalisme ou à la mondialisation le poids des déséquilibres entraînés par la mauvaise gouvernance des hommes, le désir de pouvoir, l’égoïsme, la mauvaise information des médias, l’ignorance et l’immaturité des opinions publiques, et leur manipulation par les démagogues.
Comment préserver le dynamisme créateur de richesses et de bien-être du système capitaliste tout en limitant les nuisances humaines, écologiques et éthiques provoquées souvent par les diverses combinaisons de l’accumulation de capital, de la convoitise, de la course au pouvoir, de la corruption ou de l’irresponsabilité ? Comment permettre aux États d’assurer les fonctions de régulation, surveillance, répression, assistance aux vrais faibles, et d’orienter certains grands choix stratégiques nationaux, continentaux ou mondiaux sans porter atteinte aux libertés, sans opérer des prélèvements trop lourds sur le secteur privé et sans tomber dans le social-étatisme ?
« Les marchés ont besoin d’instances de régulation qui canalisent leur dynamisme générateur de richesse, et ce d’autant plus que notre capacité technologique actuelle est susceptible de décupler les effets, positifs et négatifs, des marchés. » (Manuel Castells – El Pais). Observons que Manuel Castells, qui ne peut pas être accusé d’être un libéral, emploie le mot canaliser. Ce mot est important car il privilégie la notion d’orientation des forces créatrices de richesse, au détriment des notions de prélèvement et redistribution, qui dans leurs applications excessives confèrent à l’État un poids malsain.
Pour reprendre les termes du prix Nobel d’Économie, Amartya Sen : « Le conflit entre une responsabilité sociale étendue et un conservatisme financier fort constitue un dilemme social précisément parce que chaque option repose sur des arguments valides. La question est de trouver un équilibre entre des biens de type différents, et non d’opter pour un “bien” contre un “mal” ».
Voilà, en attendant que les hommes aient trouvé la solution d’un monde sans argent, basé sur des valeurs spirituelles ou humanistes, où tout le monde mangerait à sa faim et bénéficierait des mêmes droits, les vrais questions qu’il convient de se poser.
Texte extrait de l'essai "Pensées à rebrousse-poil" :
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